"Le ciel était noir, arrosé d’un parcours. La soirée s’était annoncée plutôt démente dans la métropole, tandis que les garçons et les filles se disputaient malgré leur amour à la sortie des clubs. Il n’existe pas de temps pour les nuages qui se ressourcent, prenant l’inspiration des étoiles qui demeurent fixes et qui sommeillent. Régis, le vieil homme du quartier était aux marches de chez lui, ceux qui menaient en haut du bar au coin de la ruelle. Ses yeux étaient fixes, vides, avec une empreinte de légitime mélancolie. Camisole blanche mais délavée. Pantalons à bretelles d’un brun sinistre. Bedaine d’alcool vite ingéré.
Le vent repoussait le peu de cheveux qu’il avait sous la casquette, un vent frisquet du dimanche matin qui s’annonçait comme le silence. Personne sur les trottoirs; le sommeil avait envahi les âmes qui se sont déroutées en l’espace d’une soirée festive.
*
Toute la nuit, il riait, au loin à l’ouïe des blagues qui se racontaient dans chacun des groupes, les verres à shooters claquant les uns contre les autres. C’était ce qu’il voulait; rompre le monotone. Tous ces gens qui lui rappelaient sa jeunesse trop rapidement passée, les années d’extase avec sa femme, Laure, qu’il aimait tant, les souvenirs de tête-à-tête avec elle, à cette même table, buvant tranquillement leur vin cheap d’un bar de coin de ruelle. À cette même table il s’assoyait, depuis quinze ans, à regarder les gens qui festoyaient de la même façon qu’à ce jour, quelques fois tombant par terre. Et c’est en tentant de les aider à se relever qu’il pouvait enfin avoir contact avec autrui, autre qu’avec la barmaid. C’était enfin un contact plus rapproché, car dans sa tête, cette fille, Soléane, n’était pas qu’une ivrogne; elle l’écoutait sans s’en rendre compte réellement. Car il pouvait parler, parler, pendant qu’elle était à moitié chaos sur le cadre de porte extérieur, assise dans les marches d’un bar de coin de ruelle. Parce qu’il pouvait enfin pleurer, raconter ses mémoires, tenir une main, se sentir écouté à l’artificielle, jusqu’à ce que le taxi arrive. Cette main de jeunesse était le seul contact corporel. C’était le toucher qu’il pouvait avoir, pendant quelques minutes pour terminer une soirée.
Soléane, dans la fin vingtaine, lui rappelait elle, Laure, au même âge, lorsqu’ils s’étaient rencontrés. Le même brin de folie, ce regard vivant qui l’avait rapidement endiablé et qui atténuait toutes les décombres qui l’envahissaient. C’est ce corps svelte, son visage doux soutenant sa chevelure de miel, la paume de sa main qui était chaude comme le vent du désert qu’ils avaient tous deux visité avant la mot subite de Laure.
Chaque jeudi et samedi, elle y était, buvant les migraines, racontant sa vie à de jeunes hommes intéressés que par sa silhouette. Et les shooters s’empilaient, refusant de faire la fête avec ses amis présents, parce qu’elle avait besoin de bras d’homme. La toilette était barrée, souvent présente avec autrui, puis il quittait, rapidement, soudainement. Et de retour sur les marches extérieures, elle venait saluer le vieil homme, quelque peu indifférente, sombrant dans un demi-sommeil.
Cette fois, il n’avait pas appelé de taxi. Dans ses bras, il l’avait portée, montant les escaliers menant chez lui. Il y avait odeur de cigarette indienne dès qu’on entrait. La télévision était demeurée ouverte, le chat endormi sur le canapé du salon. Et c’est sur ce canapé qu’il l’avait déposée, recouverte d’un vieux châle appartenant à sa femme, ainsi que sa vieille croque de cuir. Il la regardait, se rappelant lorsqu’il avait monté l’escalier de cette manière avec Laure, venant tout juste de se marier, la veille d’un départ à Londres pour une lune de miel endiablée. Ces rires, rebondissant dans une mémoire vieillie. Des moments de tendresse oubliés. Il la regardait, dormant sur le canapé, lui rappelant cette femme qui lui avait tout donné, morte trop tôt d’un cancer vite avancé. Et puis sombre, sans lumière, en position foetale, ses yeux étaient grands ouverts, repassant dans sa mémoire à une grande vitesse tout ce qu’il avait vécu.
Parce que deux heures plus tard, en s’éteignant, il avait pu, plus tôt dans la soirée, enfin rendre visite à Laure, sur le canapé, en tenant une jeune main chaude comme dans un désert d’été 1990."
- Marjolaine Nixe
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